09/11/2018
La fraîcheur de l'herbe. Histoire d'une gamme d'émotions de l'Antiquité à nos jours, Alain Corbin
Vaches qui broutent et paysans qui fauchent ne se doutent pas que leurs herbes favorites ont suscité, tout au long de l'histoire, de nombreuses impressions et émotions, dont témoignent les créations culturelles des hommes. Ce sont ces traces sensorielles que Corbin entreprend de récolter, classer et commenter, dans ce livre érudit et capricant, nourri de philosophie, de littérature et de peinture. Fidèle à l'approche anthropologique qui a fait la célébrité de son œuvre anticonformiste (par ex. Le miasme et la jonquille, 1982 ; La douceur de l'ombre, 2013), il offre en douze chapitres thématiques un portait complet de ce si modeste objet, l'herbe.
Les vieux textes religieux, comme la poésie contemporaine, associent souvent l'herbe à la création originelle, à la résurrection universelle (Rousseau, Whitman). Elle est aussi l'herbe-mémoire de l'enfance, qui chatouillait les mollets, la douce réminiscence de l'odeur du foin, des roulades et des pâquerettes. Elle est encore ce beau tissu végétal constituant le pré, parcelle bien délimitée de paysage, souvent marié à la rivière ou jouxtant la forêt. La prairie est une autre façon d'être de l'herbe, étendue vibrante et animée, espace des marches longues et des chevauchées. Sur l'herbe, lit tout prêt, on prend du repos, on couche sa bien-aimée ou le chevalier blessé, et plus tard on déjeune en famille, entre baignade et canotage. Le petit monde de l'herbe est peuplé de grillons et de sauterelles, de mouches et de bourdons se livrant, chez Giono et Hugo, de ridicules combats ou de terribles guerres. Le grand monde de l'herbe est fait d'agriculteurs, de bergers avec leurs troupeaux, de chèvres rassasiées, de bœufs qui « bavent leur songe intérieur » (Leconte de Lisle). Le spectacle du travail de l'herbe a inspiré d'innombrables littérateurs, décrivant surtout la fenaison, moment idéalisé de solidarité agrarienne. Loin du labeur, n'ont cessé de se multiplier les herbes de la distinction : pelouse tirée au cordeau, verdures décoratives mettant en valeur les demeures et prouvant la soumission du végétal. Quant à l'herbe douce, elle est fréquemment associée à la séduction féminine, avec ce thème quasi-obsessionnel du pied nu qui foule le gazon (Pétraque, Ronsard). Plus tard, avec Zola ou Lawrence, l'herbe deviendra lieu de fornication, de grands emportements, de corps en fusion avec la nature. Pour finir, n'oublions pas l'herbe des morts, métaphorique lorsqu'il s'agit de comparer la brièveté de la vie à un brin qui se fane (Chateaubriand), ou réaliste quand elle recouvre les tombes abandonnées (Maupassant).
Cette histoire des sensibilités, appliquée aux graminées, rend compte de l'expérience humaine. Mais aujourd'hui, « où en est l'herbe ? », se demande Corbin en conclusion. Après des siècles et des siècles de présence, sa place se réduit partout. Les nouvelles générations d'enfants sont déconnectées du monde de l'herbe et cela se traduira, pour elles, par toute une gamme de sensations qu'elles ne sauront vivre, remplacées par d'autres émotions plus modernes.
Bruno Hérault, Centre d'études et de prospective
Lien : Éditions Fayard