L'humanité carnivore, Florence Burgat (12/05/2017)

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Pourquoi consomme-t-on, aujourd'hui encore, de la chair animale ? Parce que "c'est dans l'habitude humaine", disent les uns, parce que "c'est bon" ou "vital" disent les autres. Loin de ces explications tautologiques, qui confondent cause et effet, F. Burgat (directrice de recherche à l'Inra), apporte des réponses résolument philosophiques, en analysant quelques pratiques et moments fondateurs de l'humanité carnivore. S'appuyant sur un large corpus de lectures (histoire, anthropologie, sociologie, droit, phénoménologie, témoignages, etc.), elle retrace les manières dont l'alimentation carnée a été expérimentée, pensée, théorisée et justifiée. Sa thèse est qu'il y a un solide continuum entre les temps anciens et les sociétés d'aujourd'hui, que la manducation de viande n'est ni naturelle ni innée : elle est le résultat d'une construction sociale et culturelle à travers les âges. Cette perpétuation du "meurtre alimentaire", hier localisé, aujourd'hui industrialisé, exprimerait le constant désir de l'humanité de se séparer radicalement de l'animalité. L'engraissement, la mise à mort, le démembrement, la préparation culinaire, l'incorporation et la digestion de non-humains seraient autant de manifestations réelles et symboliques des pulsions de supériorité humaine.

Au lieu d'opter pour une démonstration historique linéaire, l'auteure préfère se concentrer sur des moments clés du carnisme. Par exemple, elle questionne le statut de la chasse dans les communautés préhistoriques et montre que l'alimentation végétale y occupait une place bien plus importante qu'on ne le dit. Comparant diverses trajectoires civilisationnelles, elle décrit les processus de domestication, la codification des régimes carnés, les mythologies, l'apparition d'interdits sacrés ou profanes, et insiste sur les justifications gastronomiques qui déguisent et magnifient le meurtre alimentaire. Mais ce sont les rites sacrificiels qui sont au cœur de sa démonstration, F. Burgat retraçant d'abord le passage des sacrifices végétaux aux sacrifices animaux, puis la mutation des sacrifices propitiatoires en sacrifices alimentaires, dont l'objectif principal était d'assurer une consommation régulière de viande : très tôt, l'humanité a justifié ses tueries par de la théorie, l'offrande étant l'alibi de l'abattage. Également intéressantes sont les pages consacrées au cannibalisme, entre autres largement pratiqué par les Aztèques : elles rappellent que des hommes qui capturent et avilissent d'autres hommes, au point de les (mal)traiter comme des animaux, font sauter les verrous psychiques qui rendaient impensable le fait de les manger. L'ouvrage se termine par un chapitre prospectif, qui voit dans les viandes factices (steaks de protéines végétales, muscle in vitro, etc.) des substituts salvateurs. Selon F. Burgat, demain l'élevage s'effondrera mais la viande restera, et ces simulacres de chair maintiendront notre "cruelle arrogance" sans avoir à tuer les animaux.

Bruno Hérault, Centre d'études et de prospective

Lien : Éditions du Seuil

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